(Article de Jacques-Marie VASLIN, paru dans "Le Monde" du 23 novembre 2010)
Les acteurs de l'économie
Ernest Goüin, le Polytechnicien des Batignolles
L'Ecole Polytechnique, pourtant à vocation militaire, a formé nombre d'entrepreneurs, Ernest Gouin (1815-1885) en est une bonne illustration. Issu d'unefamille de notables tourangeaux,il sort premier de l'X en 1836. Pétri des idéaux saint-simoniens, il démissionne de l'armée et part étudier l'industrie en Angleterre, alors à la pointe du progrès.
Il y restera deux ans.
C'est le temps nécessaire pour observer l'organisation des entreprises
et découvrir la production des locomotives à vapeur. De retour
en France, après une expérience au sein de la Compagnie du chemin
de fer de Paris à Saint-Germain, des frères Pereire, il décide
de se lancer à son tour dans l'aventure.
La maison Ernest Gouin et Cie est fondée le 18 février 1846. L'entreprise,
localisée aux Batignolles, se lance dans la construction de locomotives,
puis de machines pour l'industrie textile. Dans la Revue Histoire, économie
et société parue en 2000, l'historienne Rang-Ri Park-Barjot
nous apprend que parmi les actionnaires se côtoient les gratins de la
finance et de l'industrie. On y trouve les noms de Rothschild, Hottinguer, d'Eichtal,
Fould, les frères Talabot, Delessert et le beau-père d'Ernest
Goüin, le banquier Rodrigues-Henriquès. Ces personnalités
prestigieuses peuvent assurer à la société une solide assise
financière et d'importants contrats.
Innovation permanente
Mais l'industrie des chemins de fer reste fragile, et la concurrence devient
vive en France. L'entreprise est poussée à se diversifier et à
rechercher de nouveaux débouchés plus à l'est. Elle opte
pour le secteur des infrastructures ferroviaires. Les pays qui s'équipent
de lignes ferroviaires doivent en effet réaliser des travaux gigantesques
: voies ferrées, viaducs, tunnels, gares... Les chemins de fer sont le
véritable catalyseur du secteur des travaux publics.
A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les ouvrages d'art
bénéficient des progrès de la métallurgie. Les ingénieurs
maison se surpassent. Le premier pont métallique, inauguré à
Asnières en 1852, fait 160 mètres de portée; trois ans
plus tard celui de Moissac (Tarn-et-Garonne) atteint les 312 mètres.
En 1875, le pont Marguerite, à Budapest, est achevé. Il mesure
570 mètres.
L'entreprise d'Ernest Goüin repose sur les trois piliers que sont l'innovation
permanente, la diversification des activités et l'ouverture à
l'international.
Sa parfaite intégration lui permet aussi de se lancer dans des chantiers
monumentaux. La société maîtrise en effet le génie
civil, la métallurgie et la mécanique. Elle peut ainsi concevoir
des ouvrages d'art, construire les éléments métalliques
et fabriquer les machines. Les nombreux ingénieurs permettent de rester
à la pointe du progrès. Cette stratégie est heureuse, et
l'entreprise emploie jusqu'à 2000 personnes.
La pensée dé Saint-Simon ne se limite pas au seul développement
de l'industrie. La place du social est primordiale. Ernest Gouïn ne l'oublie
pas, lui qui affirme que « la puissance n'est légitime que
si elle s'exerce pour le bien de tous ». Dès 1847, il met
en place une société de secours mutuel qui fait office de Sécurité
sociale pour les employés. Son fils Jules, qui a repris le flambeau en
1885, poursuit l'œuvre de son père en fondant l'hôpital Goüin,
à Clichy, en 1897. Après bien des péripéties, l'entreprise
s'appellera Spie-Batignolles. Son capital est aujourd'hui contrôlé
par son encadrement.
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Jacques-Marie Vaslin est maître de conférences à l'IAE
d'Amiens.